Près de 90% des emplois sont informels en Afrique Subsaharienne, selon l’Organisation Internationale du Travail. C’est de loin la région du monde où l’informalité est la plus élevée, même si le phénomène existe sur tous les continents. Nombre de petites entreprises africaines fonctionnent ainsi de manière plus ou moins informelle… Comment changer la donne ? Comment accompagner ces entreprises dans leur formalisation ?
Cela fait désormais plus de 10 ans que j’accompagne à titre bénévole le groupe Investisseurs & Partenaires, dédié au financement et à l’accompagnement des petites et moyennes entreprises en Afrique Subsaharienne. Mon passé de chef d’entreprise m’a amené à me concentrer sur une méthode adaptée pour investir dans l’informel (partiel ou total), et accompagner les entreprises dans leur formalisation.
C’est pour nous un facteur clé d’impact : l’impact généré par un investissement est directement proportionnel à l’efficacité, à la performance, atteinte par la société investie. En effet, l’efficacité des opérations apporte une valeur ajoutée supérieure, qui augmente la capacité d’autofinancement, permet de supporter des dépenses telles que l’assurance santé, le traitement des effluents ou déchets solides, l’investissement dans des véhicules moins polluants….
Les réussites, difficultés et échecs expérimentés au cours de ces années de missions sur le terrain nous ont permis d’identifier deux constantes :
- Il faut une adéquation entre les compétences du dirigeant et celles exigées par son projet: Un dirigeant au profil commercial, aura, par exemple, une difficulté à décider et suivre des investissements techniques ; un chercheur de haut niveau, visionnaire, peut avoir des difficultés à convaincre ses collaborateurs d’améliorer les processus de gestion…
- Il ne faut pas sous-estimer le travail de formalisation, indispensable pour améliorer la performance de l’entreprise. Les changements se trouvent dans les réflexes quotidiens, dans la mise en place de mesures précises à de nombreux niveaux… Les efforts que cela demande à chacun sont à considérer, respecter, et sont toujours plus longs que prévu.
Qu’est-ce que l’informel au niveau d’une entreprise ?
Le concept d’informel peut se définir simplement : est informel un mode de fonctionnement, d’organisation, dans lequel la transmission des informations n’est pas écrite. Détaillons rapidement ces deux éléments.
Par ‘’informations’’ il faut comprendre :
- Toutes les informations impliquant un acteur externe (contrats d’achat, contrats de vente, bail de location…)
- Les informations nécessaires pour faire collaborer efficacement les salariés dans leurs fonctions respectives : définition des fonctions, mesure du résultat du travail, mesure de la qualité du résultat, procédures d’enregistrement de ces mesures…
- Les informations nécessaires au dirigeant pour suivre l’évolution de sa société (le tableau de bord qui indique mensuellement les données clef, opérationnelles ou comptables)
- Les informations nécessaires pour établir une comptabilité fiable : liste des documents, des données collectées, et procédure pour les enregistrer (quel que soit le support)
Par information « écrite » il faut comprendre : une forme précise, vérifiée, sur un support adapté (quel qu’il soit), et avec une méthode, et une fréquence, connue par les salariés concernés. A l’inverse, une information non « écrite » n’est pas précise, n’est pas vérifiable, peut être mal interprétée, ne peut pas être transmise, et in fine empêche toute organisation de progresser.
Perspective historique : l’informel n’est qu’une étape de l’évolution microéconomique !
Jusque dans les années 1960, en France, très peu de PME avaient réellement formalisé leur mode d’organisation. Les descriptions de postes, les contrôles qualité, les procédures de sécurité et bien d’autres modes de fonctionnement n’étaient pas écrits.
Ce n’est que dans les années 70, que la nécessité de préciser la nature des informations, leur procédure de transmission, ou encore leur forme a été indispensable pour introduire le traitement informatique des processus et des données.
Quelles conséquences pour les investisseurs ?
Le fonctionnement informel d’une entreprise signifie que le niveau de risque pour l’investisseur potentiel est beaucoup plus élevé.
En effet, du fait de ce fonctionnement informel, l’appréciation des performances passées reste floue :
- Au niveau opérationnel : comment a évolué le niveau de qualité ? Quel taux d’arrêt des machines ? Quel dépassement moyen des devis ? Part du SAV ?… etc.
- Au niveau comptable : les chiffres ne sont pas le fruit de procédures stabilisées, et le meilleur des audits ne pourra retrouver la réalité de l’historique (stock moyens ? encours clients ? couts historiques par activité ? etc.)
Si les chiffres passés sont approximatifs, le business plan présentera un risque supplémentaire (au risque ‘normal’), que l’investisseur doit s’efforcer de diminuer.
Comment l’investisseur doit il procéder ?
Seule une approche terre à terre permet de bien observer une organisation informelle. L’investisseur aura rassemblé des indices qui auront nourri une approche souvent assez intuitive des priorités, des étapes à anticiper :
En amont de l’investissement
Il y a deux aspects que l’investisseur doit absolument analyser quand il entame l’étude d’un dossier :
La culture d’entreprise d’une part : Formaliser la nature et le flux des informations dans une entreprise signifie modifier les habitudes… or, la culture d’une entreprise ne se décrète pas ! La culture d’une entreprise, petite ou moyenne, est, de fait, générée par l’attitude personnelle et le mode de fonctionnement personnel du dirigeant. Ainsi la capacité du dirigeant est un aspect essentiel de la culture d’une entreprise, que l’investisseur doit savoir apprécier. Nous parlons ici de la capacité du dirigeant à traduire en chiffres les projets qu’il lance, à suivre les résultats avec précision, à définir précisément les objectifs qu’il assigne à ses salariés, sa capacité à être précis et rigoureux…
La solidité du modèle économique d’autre part : l’investisseur d’impact doit viser en priorité des modèles économiques dont la capacité bénéficiaire est déjà démontrée. La construction de la valeur ajoutée, et sa transformation en EBITDA, doit être observée avec les seules données disponibles… ; Donc la mise au point d’un tableau de bord, par exemple, est grandement facilitée quand le modèle économique est déjà, par ailleurs, connu.
Investissement & mise en place d’un plan d’action
L’observation du mode de fonctionnement de l’entreprise amène à construire un plan d’action, qui sera discuté et validé avec le dirigeant et son équipe.
Certaines actions peuvent être entreprises bien avant la date de l’investissement (exemples : rangement des stocks ; enregistrement des créances clients ; mesures diverses de qualité…etc). D’autres actions vont nécessiter une assistance technique extérieure, qui sera facilitée, voire financée en partie, par l’investisseur : ce sera le plan « de création de valeur ».
Ce plan comporte généralement des volets opérationnels divers, et un volet concernant la mise en place progressive de procédures comptables fiables.
Dans tous les cas, un tableau de bord simple, incluant quelques données clés, (opérationnelles et/ou comptables) devra être produit dès la fin du premier mois après l’investissement.
Suivi de la société après l’investissement
Les premiers mois sont la clef de la réussite ou de l’échec du changement, de l’introduction de plus de rigueur, de précision, et de la culture du résultat. (Qualité, quantité, délai…).
Un mode de gestion informel ne permet pas un suivi fiable pour l’investisseur.
L’expérience d’I&P a montré que, quel que soit le nombre de téléconférences, de réunions, d’échanges verbaux et de tableaux Excel, la réalité de l’évolution d’une entreprise ne s’est appréciée, souvent, qu’au vu de l’état de la trésorerie !
Au moment de l’investissement, l’investisseur et le dirigeant devront avoir deux « outils » de suivi :
- Le tableau de bord mensuel, incluant 4 à 6 données clés, simples, et 100% fiables.
- Un plan de création de valeur, dont la réalisation progressive s’apprécie avec des étapes prédéfinies.
Par ailleurs, il est souvent vital d’avoir programmé à l’avance l’intervention d’experts extérieurs, (notamment en formation des équipes à la rigueur et la précision)
Points à retenir pour l’investisseur
► Gestion du changement des habitudes
La rigueur, la précision dans la mesure du résultat du travail de chacun est, souvent, très favorablement appréciée par les salariés. Toutefois l’effort d’appliquer, chaque jour, des procédures précises doit faire l’objet de nombreux échanges, et d’écoute !
Les résultats, et les avantages, de ce changement de « culture d’entreprise » doivent être ressentis positivement et acceptés par les salariés : l’amélioration du taux de qualité de leur travail être reconnu ; l’atteinte d’objectifs précis leur permettre une reconnaissance financière, etc.
Le/la dirigeant/e a un rôle d’exemple. Il est important que son mode de fonctionnement personnel soit en adéquation avec la progression de la précision, de la rigueur, de la tenue de délais. Si ce n’est pas le cas, cela risque de faire échouer le plan de création de valeur.
► Suivi des résultats
Le suivi des marges est le paramètre clef à suivre (indicateurs dans le tableau de bord). L’équipe d’investissement doit suivre ses dossiers avec une méthode clairement établie et les outils cités plus haut, qui lui permettront d’être plus performante et d’économiser un temps précieux :
- Lecture mensuelle du tableau de bord (le bon tableau sort dans les 3/5 jours qui suivent la fin du mois)
- Demande d’explications sur les données qui attirent son attention.
- Echanges approfondis, dans le détail, sur les actions correctives mises en place.
Un bon suivi est un suivi concentré sur les mesures importantes et urgentes.
Les bons investissements réalisés par I&P au cours des années avaient, généralement, deux caractéristiques :
- Un dirigeant à l’écoute, valorisant naturellement l’exigence de précision dans la gestion opérationnelle et comptable, suite à l’entrée d’un investisseur à son capital.
- Un secteur d’activité plutôt « structurant », exigeant une certaine précision parce que l’entreprise travaille avec des clients professionnels exigeants ou réalise des ventes « grand public » (distribution pharmaceutique, microfinance, installations techniques, énergie, services informatiques…)
Dans tous les cas, l’humilité, et l’utilisation de son intuition, restent les valeurs premières de tout investisseur. En effet, quelle que soit l’entreprise, et l’attention de l’investisseur aux points ci-dessus, tout reste possible ! On peut voir, dans le même type d’activité, un dirigeant réussir contre toute attente, et un autre, avec tous les diplômes voulus, échouer…
Pour aller plus loin…
Bruno Caire a participé au rapport publié par le groupe Investisseurs & Partenaires “Formalisation des PME en Afrique Subsaharienne“. Le rapport est un document pratique regroupant analyses du contexte, témoignages d’investisseurs et d’entrepreneurs et études d’impact.